Un cadeau, ça n’a pas de prix !
Sirpriz.com Faire connaissance en s'offrant des cadeaux
« Un cadeau, ça n’a pas de prix ! » : enquête
sur l’argent des cadeaux
avril 1999
Faire un cadeau est toujours un acte hautement symbolique, contribuant à
l’établissement ou à l’entretien du lien social. Mais
dans la société marchande, qui dit cadeau dit argent : une relation
étroite s’est tissée entre les deux. C’est à
cette relation qu’est consacrée la recherche d’Anne Monjaret,
sociologue au Centre d’ethnologie française (CNRS-ministère
de la Culture). Comment cette relation est-elle gérée ? Objet
et argent sont-ils porteurs de la même signification ? Sont-ils interchangeables
? Le cadeau est-il réductible à sa valeur monétaire ? Réalisée
à partir des résultats d’une enquête en milieu urbain,
cette étude montre que la matérialité du cadeau est nécessaire
à la construction et au maintien du lien social. Elle est publiée
dans la Revue Ethnologie française qui a consacré un numéro
au thème « Les cadeaux : A quel prix ? ».
Objets de fabrication personnelle, objets achetés dans le commerce,
titres de transport, bons de voyage... mais aussi argent (chèques, billets),
sont autant de formes de cadeaux que l’on rencontre dans la société
française contemporaine. Si l’acte d’offrir est supposé
gratuit, le cadeau lui, avant d’être un don, est une monnaie ou
un produit qui a une valeur marchande. Anne Monjaret, chercheur au Centre d’ethnologie
française (CNRS-ministère de la Culture), s’est intéressée
aux usages de l’argent en milieu urbain au travers des pratiques associées
au cadeau dans le cercle familial et dans celui des amis et des relations sociales.
Elle a distingué trois sortes de cadeaux : le cadeau-objet, le cadeau-liste
(dont l’archétype est la liste de mariage) et le cadeau-argent.
Le cadeau-objet a un prix. Ce prix n’est pas arbitraire : il existe une
relation étroite entre la valeur marchande de l’objet offert et
sa valeur affective. Cette relation peut être biaisée - il arrive
que le cadeau serve à compenser un manque de présence affective
- mais le prix est généralement proportionnel à l’étroitesse
du lien qui unit le donateur et le destinataire. Cela étant, l’échelle
des prix est très variable : elle peut aller de 0,50 F à 4 000
F, mais elle se situe actuellement autour de 250/300 F en moyenne (1). Mais
ce n’est là que l’un des facteurs qui déterminent
le prix. Il y en a de nombreux autres. En premier lieu, évidemment, les
moyens du donateur : plus ils sont faibles et plus les cadeaux seront modestes.
Toutefois, cette règle n’est pas absolue, car le cadeau a aussi
une valeur de sacrifice, qui fait qu’on offre parfois un cadeau au-dessus
de ses moyens. Ceci d’autant plus que l’objet offert est un moyen
de donner une certaine image de soi, avec parfois une part d’ostentation.
Le prix du cadeau obéit aussi à certaines conventions sociales
et en particulier à la règle de réciprocité : il
doit être approprié à la situation de fortune du destinataire,
afin de permettre à celui-ci de le rendre. Si le bénéficiaire
se trouve dans l’impossibilité de répondre par un contre-cadeau
de même valeur, le cadeau le mettra dans l’embarras et, au lieu
de fortifier la relation sociale, il la compromettra.
Mais le cadeau-objet ne représente pas seulement une quantité
d’argent, il est porteur d’une qualité : il est un objet,
qui a été choisi par le donateur. Ce choix a demandé une
recherche, un investissement personnel, qui représente un travail plus
ou moins long. Cet aspect qualitatif symbolise le lien particulier qui unit
les deux parties, il est porteur d’un message relationnel précis.
Par ailleurs, il a été choisi non seulement en fonction des goûts
de son destinataire, mais aussi en fonction de ceux du donateur, réalisant
ainsi une sorte d’accord de compromis entre les deux, qui symbolise bien
leur relation. Enfin, cet objet est plus ou moins durable : il peut être
périssable, consommable, ou destiné à rester à demeure
en possession de la personne qui l’a reçu, manifestant ainsi la
présence physique du donateur auprès d’elle.
Du fait de sa charge symbolique, l’objet doit être dégagé
de la relative impureté des relations marchandes : le donateur veille
autant que possible à faire disparaître son prix. Cependant, dans
la perspective du contre-don qu’il devra faire, le receveur va aussitôt
s’efforcer d’évaluer ce prix, étant donné l’importance
qu’il a dans la relation et dans la perspective de la réciprocité.
Donateur et receveur vont ainsi se jouer une comédie muette, affectant
l’un et l’autre d’ignorer la valeur marchande de l’objet,
alors qu’elle leur est constamment présente en arrière-plan.
Enfin, dans la mesure où le cadeau se situe dans une perspective de réciprocité,
le don est un acte faussement libre : bien que le contre-don ne soit pas obligatoire,
le faire ou ne pas le faire signifie adopter une attitude ou une autre par rapport
à la relation qu’il symbolise.
Le cadeau-liste, lui, est apparu en France dans les années cinquante
pour encadrer _les cadeaux de mariage, et il s’est étendu depuis
à d’autres cérémonies. On propose aux proches une
liste d’objets à prix variés et affichés, l’objectif
étant de réunir le maximum d’argent. La composition de la
liste n’est pas purement formelle, elle obéit à des conventions
précises comme le choix d’objets " palpables " (le voyage
est un cadeau encore rarement choisi). Pour un mariage, le montant moyen est
actuellement de l’ordre de 40 000 F. Ici aussi, le niveau de la participation
varie selon le degré de proximité, les revenus, l’image
qu’on veut donner de soi, etc. Le prix du cadeau-liste est affiché,
ce qui va également à l’encontre des conventions traditionnelles.
Cette levée du tabou du prix bouleverse les habitudes et introduit une
nouvelle manière de gérer les relations, et peut-être un
début de remise en cause de l’économie symbolique du cadeau.
Dans la mesure où le don se fait en argent, le système est plus
pratique car il épargne aux donateurs un investissement personnel en
temps et en efforts de recherche. Mais par là même, il est plus
anonyme, et ceci soulève des réticences de la part de donateurs
qui souhaitent personnaliser leur don ; sachant que les mariés ne sont
pas tenus de prendre les objets de la liste et peuvent au final en choisir d’autres
(dans la pratique cependant, les mariés respectent souvent la sélection),
certains donateurs essaient alors de choisir un objet qui sera, pensent-ils,
conservé par le donataire ou décident d’offrir un cadeau
hors de la liste. Ceux qui utilisent la liste choisissent d’attribuer
une somme d’argent à un objet précis. Le lien social est
en effet lié à l’objet qu’on offre : une simple participation
financière n’a pas la même charge symbolique.
Enfin, le cadeau-argent, quant à lui, implique un lien de grande proximité
et ne se pratique guère au-delà des limites de la famille, en
dehors des étrennes ou des cadeaux collectifs, par exemple dans un contexte
professionnel. Pour le donateur, il représente une sorte de raccourci,
qui lui évite de passer du temps à choisir un objet, au risque
de se tromper et de ne pas provoquer la réaction souhaitée chez
le bénéficiaire. A celui-ci il offre une plus grande liberté,
puisqu’il lui laisse le soin de décider lui-même de l’usage
qu’il fera de son cadeau. Mais l’argent est un médium pauvre
en valeur symbolique : il n’a ni matérialité, ni mémoire.
Dans la mesure où le cadeau-argent représente un investissement
personnel moindre, il suscite parfois une certaine méfiance, voire une
réaction de rejet.
Une solution peut être la transformation du cadeau-argent en cadeau-objet
par le bénéficiaire : ceci lui permet de combler partiellement
le déficit symbolique du cadeau-argent. Si une telle transformation n’est
pas opérée, l’argent réintègre le circuit
économique général, dans lequel il disparaît : il
n’a alors été un cadeau qu’au moment où il
a été reçu - en somme, l’argent serait le plus périssable
de tous les cadeaux. Le don d’argent peut aussi être pratiqué
et accepté comme une forme de la solidarité familiale, particulièrement
des générations aînées vers les générations
plus jeunes. Mais d’une manière générale, la légitimité
du cadeau-argent apparaît beaucoup plus limitée que celle des autres
formes.
L’économie du cadeau s’inscrit dans un cadre de conventions
et de codes qui guident les choix et façonnent les modes relationnels.
L’échange de cadeaux continue de se pratiquer dans la société
marchande à peu de chose près selon les modalités traditionnelles
du don et du contre-don : en dépit de l’extension des relations
monétaires à tous les aspects de la vie, l’argent n’a
pas supplanté l’objet. En revanche, l’apparition de la formule
intermédiaire du cadeau-liste, en mettant fin à la fois au tabou
sur le prix et à la matérialité du cadeau, pourrait marquer
le début d’une transformation des usages sociaux tant du cadeau
que de l’argent.
1 ) Au-delà de 1 000 F, le cadeau, considéré comme onéreux,
s'adresse de préférence à des proches.
Référence
Les cadeaux : A quel prix ?, in Ethnologie française, n° 4 - 1998,
PUF, 147 p., 135 F. Numéro réalisé sous la direction d’Anne
Monjaret et de Sophie Chevalier. (rédacteur en chef : Jean-François
Gossiaux)
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